En hommage à Erik Jorgensen, l’inventeur de la foresterie urbaine

Tree Canada

Le 28 octobre 2021 marque le 100e anniversaire de la naissance d’Erik Jorgensen, l’un des plus grands innovateurs du Canada et l’homme qui a inventé et popularisé le terme « foresterie urbaine ». Erik Jorgensen a assumé un rôle de chef de file en foresterie en exposant les avantages de la préservation et de la gestion des arbres dans les villes, un concept considéré comme révolutionnaire à l’époque. Il est l’auteur de plus de 60 articles divers et scientifiques sur les maladies des arbres et la foresterie urbaine et a développé des études et des techniques pour contrôler la propagation des maladies des arbres, en particulier la maladie hollandaise de l’orme (MHO).

Jorgensen avec un tronc d’orme montrant des trous de sortie du scolyte
Eric Jorgensen

Les premières années et la Seconde Guerre mondiale

Erik Jorgensen est né à Haderslev, au Danemark. Il était le fils unique de Johanne Jorgensen, un gestionnaire de crédit pour une coopérative de crédit agricole et Eva Bromberg, une ballerine qui dirigeait une école de danse à Ribe, au Danemark. Sa mère était également d’origine juive, ce qu’elle a caché tout au long de sa vie pour de nombreuses raisons, y compris la prise de pouvoir imminente des nazis en Europe. Son fils aurait également été considéré comme juif. Comme pour la plupart des Européens, la vie apparemment normale d’Erik Jorgensen a changé avec l’avènement de la Seconde Guerre mondiale.

En 1940, alors qu’il avait 18 ans, l’Allemagne a pris le contrôle du Danemark dans le cadre de l’opération Weserübung (parfois connue sous le nom de Guerre des six heures en raison de sa courte durée). Bien que relativement à l’abri de la guerre, car il étudiait à l’université, Erik Jorgensen a été si marqué par ses répercussions qu’il n’a pas pu en parler pendant une cinquantaine d’années.

En 1946, il a finalement obtenu une maîtrise en foresterie du Royal Veterinary and Agricultural College de Copenhague. La même année, il a épousé Grete (appelée « Gitte ») Moller.

Jorgensen et sa femme Gitte

Lorsque le Danemark a été libéré en 1945, c’était à bien des égards un pays brisé et divisé. Avec 3 000 Danois tués et une grande partie des infrastructures du pays détruites, le pays a eu du mal à se reconstruire. Plus de 40 000 personnes ont été arrêtées pour collaboration avec les nazis et envoyées au camp de prisonniers de Froslev construit à l’origine par les nazis pour interner les Juifs et autres « indésirables » (Wikipédia). Le Danemark a créé une nouvelle armée d’après-guerre au sein de laquelle Erik Jorgensen a été enrôlé de 1946 à 1948, après quoi il a obtenu le grade de sous-lieutenant (Who’s Who, 1984). Ses deux filles sont nées peu de temps après au Danemark – Marianne en 1948 et Birthe en 1952. Toutes deux travailleront dans le milieu de l’éducation. Marianne est devenue enseignante au primaire, directrice adjointe et administratrice et a co-écrit l’un des premiers cours en ligne au Canada en 1998. Quant à Birthe, elle est titulaire d’un doctorat en droit de l’Université de Cambridge et a enseigné à l’Université Carleton.

L’après-guerre et le déménagement au Canada

La vie d’après-guerre au Danemark était difficile. Les Jorgensen ont été contraints de vivre avec quatre autres familles. Le vif intérêt du forestier pour les champignons l’a toutefois amené à créer des terrariums fongiques avec un nouveau concept photographique – la « photographie en accéléré » – dans son petit appartement. En 1946, il a commencé à travailler à la station expérimentale forestière danoise de Springforbi ainsi que comme assistant en sylviculture au Royal Veterinary and Agricultural College où il a ensuite été nommé assistant en pathologie forestière au département de pathologie végétale en 1949. En 1953, il a retrouvé la station expérimentale de Springforbi en tant que chef de projet, sa dernière nomination danoise.

Lorsqu’un chercheur forestier canadien a vu une présentation d’Erik Jorgensen aux Pays-Bas, il a été impressionné. Le Service des forêts du Dominion du Canada lui a alors proposé un contrat de six mois à titre d’agent de recherche en pathologie forestière au laboratoire de terrain de Maple, en Ontario. Erik Jorgensen a déménagé avec sa famille à Richmond Hill, en Ontario, en 1955. La famille ne maîtrisait pas parfaitement l’anglais, mais tout le monde l’a rapidement appris alors qu’ils tentaient de s’installer dans leur nouvelle vie (Jorgensens, 2021). Chose intéressante, la famille a déménagé dans plusieurs quartiers juifs de Toronto où les filles ont grandi, même si leur père ne s’est jamais identifié comme juif. La famille est cependant restée proche de la communauté danoise, y compris de l’église luthérienne danoise qu’Erik Jorgensen a aidé à établir à Toronto.

Le Service des forêts du Dominion lui a demandé de diagnostiquer un problème dans les plantations de pins rouges du sud de l’Ontario et du Michigan. Ken Armson, un collègue de longue date, professeur spécialisé dans les sols à l’Université de Toronto et dernier « chef forestier » de l’Ontario, se souvient : « Le service des forêts des États-Unis avait étudié la cause sans succès et les arbres présentant des symptômes associés au début de la mortalité recevaient le diagnostic de la “maladie de Jones”. Erik m’a dit que dès qu’il a vu les arbres touchés, il a su que le Fomes annosus était en cause. » En tant que forestier formé en Europe, Erik Jorgensen était souvent consterné par la nature « primitive » de la foresterie canadienne caractérisée par sa dépendance à l’égard d’un approvisionnement apparemment sans fin d’arbres, mais il était déterminé à faire preuve de professionnalisme et était un membre à vie actif (bien que parfois ignoré) de l’Association des forestiers professionnels de l’Ontario.

Déménagement à l’Université de Toronto, gouvernement fédéral et Guelph

En 1959, il a quitté le service fédéral et a finalement rejoint la Faculté de foresterie où il a lancé un programme pour étudier le contrôle de la maladie hollandaise de l’orme qui faisait des ravages dans les forêts urbaines de l’est de l’Amérique du Nord. Pour lui, la reconnaissance de l’importance des ormes pour de nombreuses collectivités de l’Ontario a été une raison suffisante pour fonder le Shade Tree Research Laboratory dans une ancienne usine laitière (le « Borden Building ») achetée par l’Université de Toronto en 1962.

En 1964, conscient du rôle important que la population et les collectivités auraient dans le contrôle de la maladie hollandaise de l’orme, il a créé le Centre de contrôle de la maladie hollandaise de l’orme pour la région métropolitaine de Toronto, le prédécesseur de l’Ontario Shade Tree Council (maintenant connu sous le nom de l’Ontario Urban Forest Council).

Jorgensen et Bill Morsink au parc High, à Toronto, en 1960

En 1965, il a commencé à mentionner, pour la première fois, la « foresterie urbaine », souvent considérée comme un oxymore pour ceux qui ont pris la peine de l’envisager, mais qui est depuis devenue une pierre de touche pour de nombreux habitants des centres urbains du monde entier. En 1965, Bill Morsink, un étudiant au cycle supérieur de la Faculté de foresterie, a approché Erik Jorgensen pour lui faire part de sa volonté d’étudier certains aspects des arbres dans la ville de Toronto. Comme Bill Morsink l’explique : « Erik Jorgensen a dû trouver un nom pour mon programme d’études supérieures autre que “pathologie forestière” ; le terme devait inclure la foresterie et parce que mes études sur les arbres municipaux se dérouleraient dans la ville de Toronto, il a créé le terme accrocheur “foresterie urbaine”. » (Morsink, 2000) En réalité, le terme est utilisé dès 1894 (Cook, 1894), mais cet usage partage peu avec la philosophie incarnée par le forestier. Cook a ainsi écrit : « (…) la foresterie urbaine, un art exigeant des connaissances particulières, un goût cultivé et une sympathie naturelle pour la vie végétale… Le bon goût exige le respect de deux règles essentielles dans la plantation d’arbres dans les rues. Premièrement, qu’une seule variété d’arbres soit plantée dans une rue, et deuxièmement, que les arbres soient plantés à des distances uniformes. » Kenney a même supposé que « les deux règles du “bon goût” selon Cook ont finalement contribué à la propagation de la MHO! » (Kenney, 2010).

Inversement, Erik Jorgensen (1974) a clairement défini la foresterie urbaine : « Une branche spécialisée de la foresterie qui a pour objectifs la culture et la gestion des arbres en vue d’assurer leur contribution actuelle et potentielle au bien-être physiologique, sociologique et économique de la société urbaine. Ces contributions comprennent l’effet global d’amélioration des arbres sur leur environnement, ainsi que leur valeur récréative et d’agrément général. » Ricard (2009) suggère qu’Erik Jorgensen n’a probablement jamais vu l’utilisation du terme par Cook tel qu’il a été publié dans un rapport obscur 73 ans plus tôt.

Ken Armson (2019) se souvient qu’à l’époque d’Erik Jorgensen, « (…) le Shade Tree Laboratory était une entité autonome au sein de la faculté avec un financement séparé, ce qui a inévitablement conduit à des conflits au sein de la faculté ; une situation que j’ai également vécue dans mon propre développement et mon soutien financier pour le laboratoire des sols forestiers à Glendon Hall. Cela n’a fait que renforcer notre relation. » Les choses sont arrivées à un point critique avec la nomination d’un nouveau doyen en 1972. En 1973, Erik Jorgensen est parti pour rejoindre le service fédéral des forêts, une fois de plus dans le cadre d’un programme national de foresterie urbaine de courte durée qui n’a jamais été pleinement développé. Il est ensuite devenu directeur de l’Arboretum de l’Université de Guelph. Pendant son séjour là-bas, il a joué un rôle déterminant dans la mise sur pied d’un programme d’agroforesterie à l’université, une discipline qui était embryonnaire au début des années 80. « Erik était un visionnaire », se souvient Andy Kenney, Ph. D., ancien professeur de foresterie urbaine à l’Université de Toronto dont Erik Jorgensen a été le directeur de maîtrise à l’Université de Guelph. « Non seulement il a fourni la première définition de la foresterie urbaine au milieu des années 1960, mais une décennie plus tard, il a joué un rôle déterminant dans l’établissement d’un programme d’agroforesterie à l’Université de Guelph. Les deux concepts remontent à l’époque de la civilisation humaine primitive, mais Erik était à l’avant-garde de ceux qui les transformaient en disciplines scientifiques. »

Affiche ‘Pionnier en foresterie urbaine’ par Arbres Canada

L’héritage d’Erik Jorgensen

L’héritage d’Erik Jorgensen est difficile à décrire, mais bon nombre de ceux à qui il a enseigné au « Shade Tree Lab » ont dirigé des programmes de foresterie urbaine à travers le Canada et partout dans le monde. En 1969, un jeune forestier indien a été accepté pour terminer son doctorat en contrôle de la maladie hollandaise de l’orme au Shade Tree Laboratory de l’Université de Toronto. Ian Nadar (alias Ayyam Perumal) a dirigé le programme de contrôle de la MHO de la Commission de la capitale nationale, un parcours typique pour ceux qui travaillaient avec Erik Jorgensen à l’époque. « Erik était très créatif et cherchait des financements auprès de diverses sources pour faire des recherches sur la maladie hollandaise de l’orme », se souvient-il. « Mais à aucun moment ces fonds ne lui sont revenus – il a insisté pour qu’ils soient utilisés pour soutenir le travail de ceux qui effectuent des recherches. Erik Jorgensen était non seulement totalement excellent sur le plan technique, mais aussi extrêmement généreux et très accueillant envers les étudiants internationaux du Shade Tree Laboratory », soutient-il.

Au cours des années qui ont suivi, la « foresterie urbaine » est passée d’une relative obscurité et d’un oxymore à une partie de la langue vernaculaire urbaine mondiale. Aujourd’hui, des programmes et des services de villes du monde entier reprennent ce terme. Des conférences internationales qualifiées de « foresterie urbaine » ont eu lieu de Reykjavik à Buenos Aires, en passant par Edmonton et Kuala Lumpur (Kenney, 2010). Les départements universitaires canadiens ont intégré la « foresterie urbaine » dans leurs descriptions de programmes. L’International Society of Arboriculture, une organisation étroitement liée qu’Erik Jorgensen a soutenue tout au long de sa carrière, a rebaptisé son journal de recherche influent Arboriculture & Urban Forestry. Même les produits de consommation, y compris les savons et les cosmétiques, utilisent l’expression « forêt urbaine » pour se décrire.

Aujourd’hui, la gestion des forêts urbaines met l’accent sur des thèmes d’une importance capitale comme la santé publique, un large éventail de politiques publiques – de la gestion des actifs à la certification de la durabilité –, la croissance de l’emploi forestier, les avancées techniques dans des domaines tels que les forêts verticales, les techniques de revêtement dur, l’imagerie par LIDAR et la migration des espèces. Tout cela a été rendu possible grâce à son travail de pionnier. S’il était là pour voir tout cela aujourd’hui, nul doute qu’il en serait fier.

Les institutions canadiennes continuent d’adopter le concept des forêts urbaines. L’Université de Toronto propose désormais des cours sur la foresterie urbaine et les paysages colonisés dans le cadre de son programme de maîtrise en conservation des forêts, l’Université de Nouveau-Brunswick offre un baccalauréat en foresterie avec une spécialisation en foresterie urbaine et l’Université de la Colombie-Britannique propose les seuls programmes de baccalauréat en foresterie urbaine et de maîtrise en leadership forestier urbain au Canada. D’autres universités explorent également les thèmes de la forêt urbaine.

Des programmes et du financement pour la foresterie urbaine sont offerts par des organismes comme Arbres Canada et Forests Ontario, tandis que d’autres organisations, dont la Fondation David Suzuki et Conservation de la nature Canada expliquent et mentionnent ce concept. Les ONG locales de foresterie urbaine telles que Trees Winnipeg et LEAF à Toronto fournissent des services et des informations pratiques sur la foresterie urbaine. Comme Cecil Konijnendijk, Ph. D., directeur d’origine néerlandaise du Nature Base Solutions Institute et professeur de foresterie urbaine à l’Université de la Colombie-Britannique, le dit si succinctement : « Beaucoup d’entre nous, experts en foresterie urbaine à travers le monde, s’appuient sur l’héritage d’Erik Jorgensen. Il n’y a peut-être jamais eu autant d’intérêt pour les arbres urbains et les espaces verts alors que nous nous efforçons de rendre nos villes plus résilientes, saines et dynamiques. »

Erik Jorgensen est décédé à Guelph le 25 mai 2012, un mois après Gitte, celle qui a été son épouse pendant 66 ans. Ses filles (Jorgensens, 2021) se souviennent de lui comme d’« un père extraordinaire plein de compassion, un amoureux de l’application de la science et des méthodes scientifiques à tous les problèmes du monde naturel ». Il laisse derrière lui ses deux filles Marianne La Rose et Birthe Jorgensen, qui sont heureuses que le travail acharné et la créativité de leur père aient porté leurs fruits, ainsi que ses gendres Bob La Rose et David Baker, quatre petits-enfants et quatre arrière-petits-enfants.

Nous devons beaucoup à cet homme merveilleux dont le courage, la vision et (certains diraient) « l’impatience de la médiocrité » ont tant apporté au monde dans lequel nous vivons aujourd’hui.

Pour lire l’article complet, cliquez ici. (en anglais seulement)

Publications citées

Armson, Ken, 2019. Communication personnelle.

Cook, G.R., 1894. Report of the general superintendent of parks. Second Annual Report of the Board of Park Commissioners, Cambridge, Massachusetts, pg. 71–98.

Jorgensen, E. 1967. Urban forestry: Some problems and proposals. Toronto: Faculty of Forestry, University of Toronto.

Jorgensen, E. 1993. The History of Urban Forestry in Canada. IN The Proceeding of the First Canadian Urban Forest Conference. Winnipeg MB. May 30 to June 2, 1993. pg. 14-18.

Konijnendijk, C.C., Ricard, R.M., Kenney, A. and Randrup, T.B. 2006. Defining urban forestry – A comparative perspective of North America and Europe. Urban Forestry & Urban Greening 4: pg. 93-103.

Jorgensens, 2021. Communication personnelle avec Marianne La Rose et Birthe Jorgensen, les filles d’Erik Jorgensen.

Kenney, A 2010. Erik Jorgensen – Canada’s First Urban Forester. Dans Forest History Society newsletter, Vol 1, Issue 2, Fall 2010, pg. 3-5.

Morsink, W.A.G. 2000. The Ontario Urban Forest Scrapbook. Ontario Urban Forest Council.

Ricard, R.M., 2005. Shade trees and tree wardens: revising the history of urban forestry. Journal of Forestry 103 (5), pg. 230–233.

Who’s Who. 1984. Erik Jorgensen. pg. 499-500.

Wikipédia, 2021. Histoire du Danemark pendant la Seconde Guerre mondiale.

Partager  

Retour à tous les articles