Récits essentiels d’expériences vécues – Première partie

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Récits essentiels d’expériences vécues – Première partie : Comment des histoires issues de la communauté de la foresterie urbaine et de l’arboriculture peuvent éclairer l’ensemble de notre secteur

Publié dans l’édition de septembre/octobre du magazine City Trees.

Adaptation d’un extrait de la thèse de doctorat de l’autrice : Learning from Limbwalkers: Arborists’ Stories in Southern Ontario’s Urban Forests (Bardekjian, 2015).

 

La littérature anglaise, la création littéraire, l’anthropologie et la conservation forestière sont au cœur de mon parcours. Tout au long de mes études, la majorité de mes expériences et de ma formation se sont appuyées sur des modèles créatifs, appliqués et techniques. Lorsque je n’étais pas sur scène pour jouer une pièce de théâtre ou déclamer de la poésie, j’arpentais les cours d’école équipée d’un clinomètre pour dresser un inventaire des arbres.

L’exploration des cadres théoriques était pour moi une activité complètement étrangère jusqu’à ce que j’entame mes études doctorales à la Faculté des sciences environnementales de l’Université York. Cette expérience a élargi mes horizons et m’a permis de penser le monde dans lequel j’évoluais de manière critique. Dans le cadre de cette exploration, j’ai trouvé un langage adapté et une réalité concrète qui m’ont aidé à mettre au jour l’importance des histoires qui émergeaient de mes recherches et à expliquer les spécificités qu’elles révélaient dans le domaine de la foresterie urbaine et de l’arboriculture.

Dans ma thèse de doctorat (2015), j’ai adopté le prisme de l’écologie politique (Robbins, 2004) pour démontrer qu’en diffusant les récits de groupes sous-représentés, à travers des expériences vécues et un dialogue (des portraits de personnes), les histoires deviennent des catalyseurs du changement. En examinant ces récits, on peut ensuite en tirer des enseignements complets sur les meilleures pratiques en foresterie urbaine. Mes méthodes étaient principalement qualitatives et centrées sur la réflexion théorique, les recherches primaires et secondaires ainsi qu’une série d’entrevues approfondies (semi-ciblées) et de visites sur le terrain avec des spécialistes de la foresterie urbaine et de l’arboriculture.

Principal angle de ma recherche, l’écologie politique m’a aidé à comprendre les méthodes employées dans les pratiques de foresterie urbaine dont j’avais été témoin en tant que participante active pendant plus d’une décennie au sein de différentes organisations et à m’appuyer sur ces façons de faire. En m’inspirant des notions développées par Thomas Kuhn (1962) qui montre en quoi les secteurs professionnels nécessitent des changements de paradigme pour explorer de nouvelles avenues et de celles d’Eisenhart (1989) qui explique comment élaborer des théories à partir d’études de cas, j’ai démontré dans ma thèse comment le fait d’appréhender la foresterie urbaine à travers les récits d’expérience vécue de personnes sur le terrain permet de mieux intégrer les considérations sociales et écologiques à la recherche, à la gestion et à l’éducation en foresterie urbaine.

Tout au long de ma thèse, je m’appuie sur l’exemple de l’arboriculture pour établir des liens théoriques entre l’écologie politique et les quatre principaux récits qui qui se sont dégagés de mes entrevues : langue, travail, capacité d’agir et apprentissage. En dressant le portrait des vies personnelles et professionnelles d’arboricultrices et d’arboriculteurs municipaux ou du secteur privé dans le sud de l’Ontario, mon travail propose des façons de repenser la foresterie urbaine à différents niveaux : comment le langage et le discours façonnent l’identité et influencent ainsi les perceptions et les pratiques du personnel; en quoi les considérations en matière d’inégalités et de perspectives de genres pour la main-d’œuvre dans le domaine de l’arboriculture sont marginalisées et absentes des politiques; comment l’agentivité de la nature ou les cultures arboricoles influencent les personnes et interagissent avec elles; et comment l’enseignement et l’apprentissage en silos ainsi que le maintien d’un statu quo entravent la réflexion sur l’arboriculture par rapport aux facteurs sociaux.

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Le premier récit (Bardekjian, 2015 : chapitre 4) décrit comment la langue et les métaphores influencent et façonnent l’identité et la conscience de soi des personnes qui travaillent dans le milieu de la foresterie urbaine et en quoi cela peut avoir des répercussions sur les pratiques et sur la foresterie urbaine elle-même. Les entrevues ont montré que le langage actuel et le recours à certaines métaphores entourant le milieu de l’arboriculture et de l’entretien des arbres dans le sud de l’Ontario entretiennent des perceptions négatives des arboricultrices et des arboriculteurs par les autres et par eux-mêmes. Les personnes interrogées ont affirmé être la cible de plusieurs préjugés infondés sur le travail en extérieur, comme l’idée qu’elles seraient moins éduquées ou instruites qu’elles ne le sont en réalité. Elles soulignent la nécessité d’avoir certaines compétences qui, bien qu’elles fassent partie intégrante des pratiques de foresterie urbaine, sont sous-estimées par le grand public.

Par conséquent, l’image des travailleuses et travailleurs du secteur de la foresterie urbaine doit être revalorisée aussi bien en interne qu’en dehors du milieu en employant une terminologie précise, en sélectionnant avec soin nos métaphores et en déployant des efforts marketing et de communication plus efficaces grâce aux réseaux sociaux et aux médias populaires. Revaloriser leur image sensibilisera davantage aux connaissances précises et encouragera la reconnaissance de la profession tout en favorisant le respect et l’appréciation d’un retour à la reconnaissance du travail physique.

Le second récit (Bardekjian, 2015 : chapitre 5) explore comment les arboricultrices et les arboriculteurs envisagent la forêt urbaine comme un lieu de travail, y compris les pressions liées aux politiques, le marché du travail, les technologies, les réglementations gouvernementales et les facteurs non humains auxquels ils doivent faire face comme la météo, les insectes et les spécificités des espèces. D’après les entrevues, le climat politique actuel entourant les activités de foresterie urbaine dans le sud de l’Ontario est parfois biaisé et fondé sur le genre. Les personnes interrogées ont fait état de perspectives polarisées, de conflits et d’inégalités qui ont des répercussions sur leurs pratiques et leur vie personnelle et qui seraient liés au fait que la profession n’est pas réglementée.

En s’appuyant sur l’évolution des constructions d’identité, l’écologie politique a contribué à mettre en lumière les récits de personnes asservies qui aident à mieux comprendre les conditions, les comportements et l’éthique en milieu de travail. Cela a également contribué à montrer comment les dichotomies en matière de gestion influencent les activités (par exemple, lorsque les arboricultrices et les arboriculteurs sont souvent sollicités trop tard dans le cadre des processus de planification). À cet égard, il est essentiel d’élaborer de nouvelles politiques sur la santé et la sécurité en prenant en compte les perspectives des personnes sur le terrain et en écoutant leurs expériences vécues.

Le troisième récit (Bardekjian, 2015 : chapitre 6) examine plus en détail les interactions et les sentiments des arboricultrices et des arboriculteurs par rapport aux facteurs non humains (Bardekjian, 2016). Les entrevues ont révélé leurs appréhensions concernant la forêt urbaine d’un point de vue physique et émotionnel en tant que lieu professionnel, communautaire et de divertissement. Les personnes interrogées ont mentionné une lutte de pouvoir constante avec elles-mêmes pour réussir à composer avec les priorités et les motivations humaines ou non et les répercussions que cela a sur leur vie personnelle et la forêt urbaine en elle-même. Par exemple, les espèces d’arbres peuvent changer la perception qu’un arboriculteur a de son travail lors d’une journée donnée. Les érables et les chênes sont considérés comme des arbres dans lesquels il est agréable de grimper, contrairement aux féviers épineux et aux saules. En s’appuyant sur la notion de gouvernance, le cadre de Jones et Cloke (2002) sur les thèmes dominants de la culture, de la capacité d’agir, du lieu et de l’éthique a permis à une analyse de révéler les subtilités et les défis liés à ces relations. Il est donc indispensable de comprendre les relations des arboricultrices et des arboriculteurs avec les facteurs non humains et leurs perspectives sur ces questions pour mettre sur pied de meilleurs systèmes de prise de décision pour les forêts urbaines et des pratiques de gestion plus réfléchies.

Enfin, le quatrième récit (Bardekjian, 2015 : chapitre 7) propose de nouvelles façons d’apprendre et de produire des connaissances en foresterie urbaine d’un point de vue social. Les entrevues ont révélé que le manque de normalisation d’une formation complète et inclusive en foresterie urbaine divise les connaissances au sein du secteur (éducation formelle) et au-delà (sensibilisation du public).

Les personnes interrogées ont exprimé leur volonté d’avoir une formation plus complète en foresterie urbaine et ont recommandé d’ajouter des connaissances au programme officiel de niveau collégial. En outre, elles estiment qu’il existe de nombreuses possibilités de mieux communiquer avec le public et de le sensibiliser au rôle des arboricultrices et des arboriculteurs dans l’entretien des arbres urbains. Enfin, la foresterie urbaine intervient à différents niveaux dans l’enseignement supérieur et peut s’inscrire dans des parcours moins techniques. À ce titre, nous devons proposer un socle solide d’éducation formelle qui intègre la pensée critique et les théories sociales pour mieux préparer les élèves aux aspects interdisciplinaires du milieu.

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Les constructions identitaires influencent la fierté, ce qui a des conséquences sur les comportements et l’efficacité du travail. Plus précisément, un examen plus approfondi des relations des spécialistes de l’arboriculture et de l’élagage avec les arbres révèle des renseignements utiles pour les personnes chargées de la planification et des décisions pour l’avenir des forêts urbaines, car le changement doit intervenir de façon systémique. Le respect et le soin apportés aux arbres par les arboricultrices et les arboriculteurs apportent un éclairage nouveau et encourageant sur les liens entre les personnes et la nature. Leurs récits collectifs peuvent être explorés, communiqués et diffusés au sein des réseaux de foresterie urbaine.

Les arbres traversent le temps et l’espace au-delà de ce que nous pouvons imaginer. En d’autres termes, ils survivent aux changements temporels et générationnels ainsi qu’aux changements physiques et géographiques. Par exemple, un arbre qui vit 200 ans survivra à une forêt, à des terres agricoles, voire à un projet de développement immobilier. Les changements physiques continus à travers le temps impliquent également des variations sociales et culturelles qui ont des répercussions sur les arbres (Rangan et Kull, 2009).

Mes entrevues ont révélé que les voix des arboricultrices et des arboriculteurs offrent un pont pour une communication efficace et bienveillante dans les pratiques de foresterie urbaine qui peut contribuer à combler l’écart entre la nature et les personnes. Ainsi, en reconnaissant les différentes histoires sous-représentées concernant le langage, le travail, la capacité d’agir et l’apprentissage, et en utilisant ces récits comme moyen de combler le fossé social, j’espère que la foresterie urbaine pourra devenir plus intégrée. C’est de cette façon que les récits peuvent devenir de puissantes sources de processus intégrés.

En s’appuyant sur les récits et le dialogue pour comprendre ce que ressentent et perçoivent les gens qui travaillent dans le milieu de la foresterie urbaine, on bénéficie d’une description du contexte et de données plus riches afin de prendre de meilleures décisions. En échangeant avec ces personnes, en les observant et en étant sur le terrain, nous découvrons de nouvelles significations et perspectives qui ont des implications pour les politiques et les procédures. Il s’agit d’une façon plus riche et plus holistique d’apporter des informations au secteur et de réduire les biais. Cela est particulièrement vrai car dans ma recherche de fond, je n’ai trouvé aucune étude en foresterie urbaine au Canada qui interrogeait et citait des arboricultrices et des arboriculteurs sur ces questions socioécologiques.

Les personnes qui travaillent en extérieur avec les arbres (c’est-à-dire des organismes vivants) doivent composer avec de multiples niveaux de complexité, consciemment ou subconsciemment. Elles évoluent dans la forêt urbaine différemment en travaillant dans le cadre d’un système unique. Il est vrai qu’elles obtiennent une certification de l’ISA, qu’elles acquièrent des compétences spécialisées, qu’elles lisent des manuels de terrain et que beaucoup suivent des cours en formation continue. Tout cela est essentiel pour le perfectionnement professionnel. Toutefois, elles développent ainsi leur propre façon d’appréhender la forêt, des méthodes qui ne sont actuellement pas documentées dans les textes. Cela doit changer, car leurs expériences sont inestimables pour l’avenir de la foresterie urbaine. Au-delà d’en déterminer l’utilité et la perspective nécessaire, et pour mieux décrire le changement de paradigme que j’envisage, je propose un cadre conceptuel multimodal qui utilise l’anatomie de l’arbre. Ne manquez pas la deuxième partie dans le prochain numéro de City Trees.

Remerciements

Comité doctoral : L. Anders Sandberg, Ph. D., Cecil Konijnendijk van den Bosch, Ph. D., Leesa Fawcett, Ph. D. et Don Dippo, Ph. D.

Références

Bardekjian, A. (2016). How perspectives of field arborists and tree climbers are useful for understanding and managing urban forests. The Nature of Cities; 24 mars 2016.

Bardekjian, A. (2015). Learning From Limbwalkers: Arborists’ Stories in Southern Ontario’s Urban Forests. (No d’accession : 10315/30088) [Thèse de doctorat, Faculté des sciences environnementales, Université York, Toronto, Ontario]. YorkSpace.

Eisenhardt, K. (1989). Building theories from case study research. Academy of Management Review, 14(4), 532-550.

Jones, O. et Cloke, P. (2002). Tree cultures: The place of trees and trees in their place. New York (N.Y.) : Oxford.

Kuhn, T. S. (1962). The structure of scientific revolutions. Chicago, IL : University of Chicago Press.

Rangan, H. et Kull, C. (2009). What makes ecology ‘political’?: Rethinking ‘scale’ in political ecology. Progress in Physical Geography, 33(1), 28-45.

Robbins, P. (2004). Political ecology: A critical introduction. Malden, MA : Blackwell Publishers.

 

 

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